Les relations de Byzance et
Venise au XIème siècle
Le
Chrysobulle de 1084
Au XIème siècle, l'Empire Byzantin subit
de nombreux remous politiques. Le pouvoir mal assuré des
souverains, époux des héritières du trône Zoé et Théodora,
engendre des dissensions et des rivalités. Les ennemis aux
frontières s'agitent et menacent l'intégrité de l'Empire
byzantin.
La décadence des institutions affaiblit l'administration.
L'argent sort plus vite qu'il ne rentre dans les caisses du trésor
impérial, et le faste de la cour n'arrange en rien la
situation. Les propriétaires de domaines soumis aux
recrutements militaires préfèrent payer un impôt plutôt
qu'envoyer des hommes combattre. L'Empire est donc obligé
d'employer des mercenaires pour défendre un état dont les
richesses et le luxe légendaires attisent toutes les
convoitises.
En 1081, l'Empire Byzantin
passe aux mains des Comnènes, riche famille de
l'aristocratie militaire byzantine. Lorsque Alexis Ier
accède au trône impérial, la situation est peu brillante : le
trésor est quasiment vide, les Turcs ont envahi une partie de
l'Asie Mineure et du Moyen-Orient, les Balkans s'agitent et les
Normands sont en Italie. Néanmoins, il décide de restaurer le
prestige de l'Empire en commençant par se mesurer aux Turcs qui
menacent de trop près Constantinople. Puis il se tourne vers
les terres italiennes.
Alexis Ier Comnène et Hugues le Grand
Passage entre l'orient et
l'occident, le nord et le sud, l'Italie était au centre des intérêts
économiques, politiques et culturels de la méditerranée. Elle
possédait donc une valeur particulière aux yeux de cet Empire,
antique descendant de la prestigieuse Rome. Bien que Byzance ne
sache pas toujours la protéger contre les attaques incessantes
de l'occident et de l'Afrique, elle ne l'abandonna jamais.
Robert Guiscard
et ses aventuriers normands n'étaient pas les premiers à
vouloir s'installer en Italie, pour y imposer leurs lois
et leur culture. Des Huns d'Attila aux Musulmans du Xème siècle
en passant par les Lombards, l'Italie fut rarement épargnée
par les vagues d'envahisseurs qui touchaient l'Europe. Elle intégrait
les traces de leurs cultures successives, et devenait barbare,
lombarde ou arabe.
Au XIème siècle, l'Italie
était byzantine. Divisée en Thémes et en Duchés,
gouvernée par des officiels byzantins, elle était unifiée
sans l'être. Les problèmes politiques de la capitale de l
'Empire isolaient les provinces éloignées, et les
administrateurs livrés à eux-mêmes pouvaient difficilement
protéger leurs terres contre les envahisseurs mieux armés et
mieux organisés militairement.
Ainsi entre 1029 et 1075, les
Normands se rendirent maîtres de la Sicile, d'une partie du sud
de l'Italie (1068, Rome ; 1071, Bari ; 1073, Amalfi…), et
s'installèrent même sur les côtes Dalmates. Jusqu'en 1081,
les dissensions politiques de l'Empire avaient plutôt servi les
Normands. Aussi en 1081, lorsque Alexis Ier devint empereur,
Robert Guiscard soutint l'un de ses concurrents. L'échec de son
champion ne l'empêcha pas de poursuivre ses conquêtes, et le
17 juin 1081, il était devant Dyrrachium(1) en
Dalmatie.
Devant cette menace
grandissante, Alexis Ier qui venait de se confronter aux Turcs,
décida d'agir. Cependant ses forces militaires ne lui
permettaient pas de combattre à sa guise un ennemi aussi à
l'aise sur terre que sur mer.
Il fit donc envoyer des missives à deux des grands ennemis des
Normands : L'Empereur Germanique et le Pape, sans grands espoirs
cependant. En effet quelques temps auparavant, le Pape avait
requit l'aide des Normands pour lutter contre le roi de France
et l'Empereur Germanique. Quant à ce dernier il était trop
content de voir péricliter l'Empire Byzantin sous les coups de
ses propres ennemis. Il faut rappeler le sentiment de "sehnsucht
nach suden"(2) qui animait
les souverains germaniques depuis la dynastie Ottonienne, et qui
les poussaient à conquérir cette Italie si difficile à
unifier.
Ne pouvant obtenir l'aide de grande puissance politique,
Alexis Ier se tourna vers une toute autre puissance : Venise.
Venise, port lagunaire de
l'Adriatique nord, est, au début de son histoire, une
constellation d'îlots occupés par des italiens fuyant les
Huns, puis les Lombards. Pêcheurs, puis commerçants, les Vénitiens
prirent très vite conscience de l'importance stratégique de
l'emplacement de leur ville. Erigée en Duché byzantin au VIIIème
siècle, Venise devint une des charnières économiques entre
l'Occident, l'Orient et l'Afrique. Au XIème siècle, elle possède
une flotte puissante, et son économie est plus que florissante.
Cependant, il existe encore des barrières commerciales qui
freinent l'expansion de ses marchands et de leurs commerces. Les
ports sont surveillés, les douanes restrictives et les codes
commerciaux trop rigides.
La prise d'Amalfi
par les Normands en 1073 lui permit de monopoliser les grâces
des Empereurs Byzantins. Mais sa vraie progression commerciale
elle l'acquit avec le Chrysobulle(3) d'Alexis
Ier Comnène.
En juin 1081, Alexis
Ier fit donc appel aux Vénitiens en leur promettant
des concessions commerciales importantes.
Il était convenu que la flotte vénitienne arrivât en même
temps que l'armée d'Alexis Ier, mais elle parvint à
destination avec trois jours d'avance. Au bout de deux jours,
elle fit subir une défaite aux Normands qui brûlèrent leurs
propres vaisseaux(4).
Mais l'Empereur tarda à tenir ses promesses, et les Vénitiens
ne participèrent pas à la bataille du 18 octobre 1081 où
l'armée byzantine fut vaincue. Certains historiens(5) avancent
même que la prise de Dyrrachium par les Normands se fit avec
l'aide de certains Vénitiens.
Alexis Ier Comnène et Hugues le Grand
En 1082, Alexis Ier arriva à
provoquer une insurrection parmi les vassaux Normands
d'Italie, et Robert Guiscard du rentrer sur ses terres, laissant
la guerre contre l'Empereur Byzantin aux mains de son fils Bohémond.
Ce dernier avait l'ordre de suivre la voie Egnatia, pour arriver
sur Constantinople en traversant les Balkans. Il ne fit rien de
cela, et jusqu'en 1084 la guerre se limita à des prises de
villes dans les Balkans par Bohémond, tandis
qu'Alexis provoquait la marche du roi de France Henri IV sur
Rome.
En 1083, les Vénitiens,
certainement mus par de nouvelles promesses d'Alexis Ier,
retournèrent à Dyrrachium et l'occupèrent pendant quinze
jours puis se retirèrent pour l'hivernage. Au printemps 1084,
ils allèrent jusqu'à Corfou et s'arrêtèrent.
Durant l'été 1084, un
changement de Doge intervint à Venise. Domenico Selvo, Doge
depuis 1071, dont la femme était grecque et le poussait à une
politique pro-byzantine, fut déposé. Vitale Farlier
fut élu à sa place au Dogat, et Byzance s'inquiéta. Les Vénitiens,
en commerçants internationaux, désiraient l'issue de cette
guerre qui immobilisait de nombreux bateaux à des fins
militaires. Les promesses byzantines ne suffisaient plus aux
marchands de Venise. Ils voulaient des actes concrets.
Les historiens placent généralement
le Chrysobulle d'Alexis Ier en 1082. Néanmoins, il subsiste
encore des doutes pour la datation de cet acte, car les copies
retrouvées comportent de nombreuses erreurs. Il paraît plus
probable que le Chrysobulle qui nous intéresse
soit daté de 1084. La position de force de Venise expliquerait
les nombreuses concessions faites par l'Empereur, qui scellait
ainsi l'avenir économique de Byzance.
En effet, en plus des titres honorifiques et des sommes versées
en récompenses, Alexis Ier promettait l'ouverture de certains
ports aux marchands vénitiens.
En Automne 1084, Guiscard prépara
une nouvelle expédition, mais le mauvais temps empêcha les
flottes ennemies de se rencontrer avant novembre 1084. S'en
suivit une série de trois batailles. Les Vénitiens gagnèrent
les deux premières, mais Guiscard sortit vainqueur du dernier
et décisif combat avant l'hivernage. En 1085, lorsque Robert
Guiscard voulut reprendre les hostilités, il tomba malade et
mourut en juillet 1085.
C'est donc la mort de Robert Guiscard qui mit
fin (temporairement) à l'avancée des Normands sur l'Empire
Byzantin, et non les navires vénitiens. Néanmoins l'Empereur
honora ses promesses.
-
Au XIème siècle, tous les
pays ont soumis le commerce à des lois, et marchands et
marchandises suivent les codes et juridictions des ports dans
lesquels ils s'arrêtent.
Dans l'Empire Byzantin, le
commerce était minutieusement réglementé par un réseau
administratif et douanier très important. Ainsi l'Eparque,
magistrat civil, qui détenait les pouvoirs suprêmes après
l'Empereur, organisait l'économie dans la capitale. Son livre
nous montre la rigueur des contrôles sur les produits
alimentaires, de luxe et d'exportation. Les marchandises qui
entraient et sortaient de Byzance étaient taxées, qu'elles
soient juste en transit, qu'elles viennent de l'empire ou non.
Certaines étaient même prohibées parce qu'elles étaient trop
précieuses (et donc réservées à usage impérial), ou plus
simplement parce qu'elles faisaient concurrence aux
produits locaux.
Les marchands étaient cantonnés
dans leurs bateaux ou dans des Mitata, sortes de
chambres dans lesquelles ils pouvaient dormir et manger contre
une rente durant trois mois. Ces Mitata se trouvaient à un
endroit précis du port, et les marchands ne pouvaient les
quitter que pour circuler dans des zones délimitées de la
ville.
Le Chrysobulle de 1084 mit les
Vénitiens hors de portée de leurs concurrents car ils leurs
permit de contourner les lois et les codes juridiques byzantins.
En effet, Alexis Ier donna des
titres honorifiques, des récompenses et des rentes, mais
surtout il accorda aux vénitiens des bâtiments dans Byzance.
Ces installations ne devaient pas trop changer des Mitata,
à la différence près que les marchands n'avaient plus besoin
de payer pour y séjourner. L'Empereur n'innovait pas dans
l'officialisation de la permanence d'étrangers dans la ville,
car il existait déjà d'autres quartiers de commerçants en
dehors des murs. C'est au niveau de l'emplacement de ces bâtiments
que résidait l'originalité de l'acte impérial, puisqu'ils se
trouvaient à l'intérieur des murs.
En leur donnant une certaine liberté
de circulation, l'Empire tentait d'intégrer les Vénitiens
et leurs richesses dans les siennes.
Mais l'acquisition la plus
importante pour Venise fut cette liste interminable de ports impériaux
cité à la fin du document. L'Empire lui permettait par cette
simple liste, de commercer dans des zones jusqu'alors réservées
aux Byzantins. Elle se voyait ainsi exempte de taxes, et en
situation de monopole sur certaines marchandises.
Seule la Mer Noire
lui était interdite. Néanmoins les ports de la Mer Noire
restaient des zones de transit majeurs dans les échanges
commerciaux entre l'Asie et l'Occident. Et cela, malgré le
travail de détournement des routes commerciales par les Vénitiens
(vers les villes où ils étaient présents).
Trelizonde et
Cherzon apportaient à elles seules les
produits slaves comme le miel, la cire, les fourrures, le bois,
le blé, l'ambre, le lin , les esclaves, et les produits
asiatiques comme les soies de Chine, les cotons de Syrie, des
pierres précieuses, des épices, des parfums et des aromates.
Les Vénitiens y accédaient par les ports de Cheroneses,
Abydos, ou Rodosto, mais aussi par ceux de Syrie et d'Anatolie
comme Phocée, Antioche et Theologos.
Les ports d'Andrinople,
Salonique et Constantinople
apportaient le sel de Transylvanie, les minerais de Serbie et
les richesses des Balkans.
Alexandrie, alors sous
influence arabe, était perdue pour l'Empire, et n'est donc pas
citée dans le Chrysobulle. Néanmoins, il faut la mentionner,
car elle était le point de ralliement des routes commerciales
de la Mer Rouge, de l'Océan Indien et de l'Afrique, convoyant
épices, ivoire, pierres précieuses et métaux rares, auxquels
accédaient les Vénitiens par les ports du Moyen-Orient.
L'adriatique
appartenaient déjà aux Vénitiens. Ils y maintenaient l'ordre
avec leurs bateaux et y régissaient le commerce maritime depuis
longtemps. Avec le Chrysobulle de 1084, ils étendirent leurs
influences bien au delà des ports qu'ils côtoyaient. Ainsi,
Alexis Ier leur donna accès à toutes les marchandises échangées
et vendues en méditerranée, non sans se réserver quelques
points stratégiques.
En effet, avec le détroit
de la Mer Noire, Byzance conservait la gestion de la plus grande
partie des produits slaves et asiatiques. Les marchandises
arrivant dans les mains des Vénitiens avaient donc déjà subi
les taxations byzantines. Par ailleurs seuls
les marchands de Venise étaient exempts de certaines taxes, les
autres payaient le prix fort .
D'autre part, le contrôle de
toutes les petites îles de la Méditerranée orientale
permettait à l'Empire d'imposer des taxes très élevées aux
navires qui y faisaient escale pour se ravitailler. Et tous les
navires y faisaient escale. Charnières entre les zones
commerciales, ces îles étaient prépondérantes pour les
navires marchands, et l'Empire le sachant n'entendait pas les céder.
Ainsi, malgré les nombreuses
concession du Chrysobulle, Byzance gardait quelques mesures de
contrôle stratégiques, afin d'éviter le monopole par Venise
(ou par quelques autres d'ailleurs) de certaines marchandises
essentielles comme le blé.
Byzance
Crédit : Byzantina
L'Empire
allait vers la fin logique de sa politique de contrôle
des routes internationales. Le Chrysobulle aurait pu mettre en péril
l'économie byzantine, et l'Empereur Alexis Ier Comnène est
souvent accusé d'avoir provoqué le déclin définitif de
l'Empire, qui s'opéra à la fin du XIIème siècle.
Il est vrai que toutes les
routes commerciales terrestres étaient aux mains d'ennemis
comme les Turcs ou les Petchenègues. En donnant à Venise la
priorité sur les routes maritimes, Alexis Ier dépréciait la
place des marchands byzantins plus taxés que les Vénitiens, et
stoppait le développement d'une éventuelle flotte commerciale
byzantine.
Le risque était pris, et sur le moment, la situation ne se révéla
pas si défavorable que cela du point de vue économique.
L'Empereur ne pouvait pas savoir que ses successeurs suivraient
son exemple, et conforteraient les Vénitiens dans une place prédominante,
qu'ils ne quitteraient plus jusqu'au XVIIème siècle.
L'Empire Byzantin avait fait
le choix de permettre à Venise de reconstituer un tissus économique
que Byzance n'était plus capable d'assumer, tout en
essayant de conserver une place centrale dans les échanges méditerranéens.
Candice Mendousse
Notes
(1) Durrazzo
(2) "aspiration vers le sud", J. Le
Goff, La civilisation de l'occident médiéval, p.65
(3) Un Chrysobulle est un acte écrit de
l'empereur byzantin. Ce document, dont il ne reste que des
copies, est sujet à de nombreuses controverses.
(4) Les bateaux ne devaient plus pouvoir leur servir à cause
des combats, ce qui expliquerait ce geste. Certains documents
expliquent que Robert Guiscard fit cela pour donner du courage
à ses hommes…
(5) M. E. Martin, "the venetians in the Byzantine
Empire before 1204", Byzantinische Forschungen,
XIII, 1988, pp201-214